Interessante analyse :
*Fausses et vraies leçons d'un premier tour
>
> **Jacques Sapir
>
>
> * Les résultats du premier tour de l'élection présidentielle semblent
> nous suggérer que le « système » politique français, après les chocs du
> 21 avril 2002 puis du succès du « non » au référendum de 2005, a connu
> le sort du phénix : renaîtrede ses propres cendres. Il est incontestable
> que les deux premiers candidats ont accumulé plus de 56% des suffrages,
> chiffre qui atteint pratiquement les 75% si l'on inclut le « troisième
> homme » de 2007, François Bayrou. Les partisans du « non » semblent
> avoir quasiment disparus de l'espace politique, étant réduits à moins de
> 25% et l'importante participation des électeurs au scrutin (85%) semble
> témoigner de la réconciliation des Français avec leur système politique.
> Il est certain que les médias entonneront un chant de victoire, cette
> élection semblant rejeter dans le passé la crise politique larvée que le
> système politique français connaissait depuis cinq ans. Cette analyse
> serait pourtant extrêmement superficielle. La crise politique est
> toujours là, mais elle a changé de forme. Il convient d'en comprendre
> les conséquences pour le futur.
>
>
> Une première observation que l'on doit faire concerne l'expression
> des préférences des électeurs. La théorie classique en science politique
> soutient que ces préférences possèdent les mêmes caractéristiques que
> celles prévues par la théorie économique standard. On est en présence
> d'un système complet de préferences, caractérisé par la transitivité des
> choix et un pré-ordre défini pour chaque individu. Or, la psychologie
> expérimentale nous enseigne qu'une telle vision est fausse. Les
> préférences sont largement déterminées par le contexte du choix, la
> transitivité n'est pas respectée dès que le choix n'est pas
> unidimensionnel, enfin des expériences brutales ont pour effet de
> modifier subitement ces préférences .
> Cette lecture théorique est importante pour comprendre quelles sont les
> préférences que le premier tour vient de révéler. Les électeurs étaient
> installés dans un contexte particulier depuis que Jean-Marie Le Pen
> était arrivé en deuxième position lors du premier tour de l'élection de
> 2002, évinçant ainsi le candidat socialiste du second tour. Le choc de
> cet événement avait crée ce que l'on peut appeler un « méta-contexte ».
> A celui-ci est venu s'ajouter le contexte particulier créé par
> l'ascension de la candidature de François Bayrou, dès que ce dernier a
> franchi un seuil de crédibilité que l'on peut estimer en France entre
> 10% et 12%. Dès lors, la montée de Bayrou faisait peser la menace
> implicite d'une éviction et pour le candidat de l'UMP, Nicolas Sarkozy,
> et pour la candidate du PS, Ségolène Royal. En même temps, cette montée
> rendait crédible la possibilité d'évincer un des deux représentants du «
> système bipolaire » et conduisait les électeurs en rupture avec celui-ci
> à voter pour Bayrou en dehors de toute adhésion aux idées défendues par
> ce dernier.
> La combinaison de ces deux contextes, qui s'auto-renforçaient
> réciproquement, explique amplement la restructuration des préférences
> des électeurs qui a conduit à accorder aux trois premiers candidats près
> des trois-quarts des votes. Pour autant ce vote ne peut nullement passer
> pour une pleine et totale adhésion aux idées. Le scénario du second tour
> a envahi le premier tout faisant ainsi - provisoirement - mentir le
> vieil adage du système électoral français qui veut que « l'on choisit au
> premier tour et l'on élimine au second tour ». rien ne prouve qu'une
> telle combinaison contextuelle puisse être reproduite à l'avenir.
>
> Une seconde observation doit alors être faite, qui concerne les discours
> des 3 premiers candidats. On dira que les discours sont peu de choses et
> que, suivant une autre formule du cynisme politique français « les
> promesses n'engagent que ceux qui les écoutent ». La réalité n'est pas
> si simple.
> Le langage des hommes politiques construit l'espace de ce qui peut être
> dit et de ce qui est refoulé dans le non dit. Même si un homme politique
> est un cynique absolu, même s'il na aucune intention de mettre en
> pratique ce qu'il dit, le fait qu'il le dise modifie, qu'il en ait
> conscience ou non, le cadre des représentations. Le discours finit par
> construire un cadre à l'action. Assurément, un homme politique peut se
> croire libre de violer impunément ce cadre. Mais, à l'exemple de Jacques
> Chirac, il finit alors par le payer d'une crise importante de légitimité
> personnelle. Le mensonge est en politique une denrée hautement
> périssable. On peut, certes, la renouveler fréquemment mais ceci aussi
> finit par se payer.
>
> Or le discours des trois premiers candidats lors du premier tour de 2007
> a en commun un élément majeur : la reprise de thèmes défendus jusque-là
> par des candidats « hors système » voire « anti-système ». La
> banalisation d'un discours qui était minoritaire avant 2005 est alors la
> seconde caractéristique déterminante du scrutin du 22 avril.
> Prenons tout d'abord François Bayrou. Ce dernier n'a réellement commencé
> à progresser dans les intentions de vote qu'à partir du moment où il a
> tenu - avec une réelle violence - un discours « anti-système » mêlant
> dans le même rejet et le système bi-polaire français et la complaisance
> des grands médias vis-à-vis de ce dernier. Ce n'est pas faire injure aux
> convictions de François Bayrou que de constater qu'il a repris ici une
> partie du discours tenu par Jean-Marie Le Pen et, en 2002, par
> Jean-Pierre Chevènement. Désormais, même Ségolène Royal et Nicolas
> Sarkozy sont obligés de parler du « système » comme s'il s'agissait
> d'une chose honteuse.
> On va retrouver le même phénomène avec d'autres thèmes. Hier encore,
> attaquer la Banque Centrale Européenne faisait de vous un extrémiste.
> Durant la campagne, tant Mme Royal que M. Sarkozy ont tenu des propos
> très durs sur la BCE et le rôle néfaste de l'Euro. La question n'est pas
> de savoir si l'un ou l'autre mettront en pratique ces critiques une fois
> élu, mais de comprendre qu'un discours qui passait pour marginal et que
> les médias cherchaient à refouler vers le non-dit a obtenu droit de
> cité. Ceci restera. Désormais, il ne sera plus possible d'user de
> l'argument d'autorité contre ceux qui mettront en cause la politique de
> la BCE et l'Euro. De même, les trois premiers candidats ont dénoncé les
> délocalisations, faisant référence soit à la nécessité de protections
> (cas de Bayrou, Royal et Sarkozy) qui ne peuvent quoi qu'on en dise
> qu'être des mesures protectionnistes même si on refuse encore le mot.
> Ségolène Royal, le soir de ce premier tour appelle dans son allocution
> prononcée depuis Melle à conserver en France les « centres de décision »
> ; un tel discours eut été taxé immédiatement de souverainiste il y a
> moins de six mois. La référence insistante à la Nation et à son identité
> (même si le contenu de l'une comme de l'autre varie fortement entre les
> trois candidats) va dans le même sens.
>
> On pourrait multiplier les exemples. Le fait est là, et il est un
> des enseignements que l'on doit tirer de ce premier tour. Pour attirer à
> eux près des trois-quarts de l'électorat, les trois principaux candidats
> ont dû reprendre des thèmes et des termes qui étaient ceux des forces
> qui avaient porté la victoire du « non » lors du référendum de 2005. Que
> des partisans du « oui » intègre un tel discours peut être perçu comme
> un élément de confusion, limitant la pertinence du débat politique.
> Mais, et c'est cela l'élément principal, cette intégration vaut
> symboliquement reconnaissance. Elle fait exploser les barrières du
> non-dit. Le « politiquement correct » libéral-européiste est mort dans
> les semaines qui ont précédé l'élection. Ceci n'est pas un petit
> événement même s'il n'est pas souligné par les commentateurs. Il
> signifie que les forces « pro-système » ont perdu leur hégémonie
> idéologique durant le cours de cette campagne. Elle ne peuvent survivre
> électoralement que par l'intégration d'un discours qui est en
> contradiction tant avec leur idéologie propre que leurs pratiques
> politiques quotidiennes. Une telle situation où des forces pro-système
> doivent reprendre une partie du discours des forces anti-système a
> toujours et partout été le signe d'une crise politique grave, et
> potentiellement explosive. Des segments entiers des forces pro-systèmes
> sont déstabilisés et idéologiquement prêts à basculer.
> Telle est donc la seconde leçon qu'il faut tirer du résultat du premier
> tour, avec l'analyse qui a été faite du rôle des effets de contexte dans
> la construction des préférences des électeurs.
>
> Ces deux enseignements ont des conséquences multiples et importantes. La
> première, la plus évidente, est que les scores des mouvements et forces
> de contestation du « système » est aujourd'hui sous-estimé. Elles sont
> cependant loin d'avoir disparu du champ politique et l'on peut
> raisonnablement penser que la combinaison des contextes qui a abouti à
> la concentration du second tour au sein même du premier n'est pas prête
> à se reproduire. D'une certaine manière, parce que le résultat du 22
> avril 2007 semble effacer celui du 21 avril 2002, il contribue à casser
> l'effet de contexte qui a dominé la présente élection. Mais, on ne doit
> pas s'en tenir à ce constat.
> Ces forces de contestation sont aussi confrontées à un véritable choix
> stratégique : comment survivre face à l'intégration d'une partie de
> leurs discours par les partis du « système ». La radicalisation du
> discours n'est pas ici une solution. Elle ne ferait que souligner les
> problèmes de manque de cohérence et de crédibilité que toutes ces forces
> connaissent, et qui les empêchent, jusqu'à maintenant, de passer du
> statut de mouvements de protestation à celui de mouvements portant des
> propositions réellement alternatives.
> Une possible option est une stratégie « entriste ». En se fondant au
> sein des forces pro-systèmes les moins éloignées idéologiquement, on
> peut espérer peser non seulement sur le discours, mais à terme sur les
> représentations des cadres et dirigeants. Comme toute stratégie «
> entriste » celle-ci se heurte au risque de dilution et de démantèlement
> idéologique. Une fois à l'intérieur de l'un des partis pro-systèmes, la
> tentation de stratégies personnelles risque de peser lourdement pour
> déformer puis dévoyer le projet initial. Historiquement, les stratégies
> « entristes » ont très souvent échoué. Ceci n'implique pas qu'elles
> doivent toutes nécessairement le faire. Mais, il convient d'être
> conscient des risques courus.
> Une seconde option est celle de la position ultimatiste. Prenant acte de
> la prise en compte de son discours par les forces pro-systèmes une force
> de contestation peut alors développer un discours dit de « mise au pied
> du mur », exigeant alors que les mots se traduisent en acte. L'idée est
> ici d'attendre la désillusion des électeurs devant l'écart constitué
> entre le discours et les actes des forces politiques pro-systèmes pour
> espérer capitaliser sur ce sentiment. Cette stratégie a toujours été un
> échec tant que la force de contestation n'était pas en même temps une
> force de proposition crédible. Le discours ultimatiste de la forme «
> faites ce que vous dites » ne devient un réel levier politique que si
> les participants au débat politique peuvent raisonnablement penser que
> la force qui tient ce discours pourrait se substituer de manière
> relativement crédible au parti pro-système. Le « faites ce que vous
> dites » n'est efficace que s'il s'accompagne d'un « sinon nous le ferons
> nous même et nous en avons les moyens ».
> La troisième option est donc de construire à la fois une cohérence et
> une crédibilité. Ce n'est ni simple ni facile et, pour l'instant aucune
> de ces forces de contestation ne semble en mesure de s'atteler
> rapidement à un tel projet. Ceci peut changer dans les semaines ou les
> mois à venir. La survie de ces forces dépendra largement de leur
> capacité à adapter leur stratégie pour faire face au choix auquel elles
> sont confrontées.
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> Des deux leçons que l'on peut tirer de ce premier tour émerge
> alors une double conclusion.
> La crise du système politique n'est pas moindre aujourd'hui qu'il y a
> deux ou cinq ans, bien au contraire. La rupture des tabous discursifs,
> l'évolution des thématiques marquée par la critique globale du système
> politico-médiatique (Bayrou), celle des délocalisations et de la
> politique de la BCE, ou la revendication à une véritable souveraineté
> économique adossée à la notion de nation montre la désintégration de
> l'idéologie dominante depuis 1983. C'est un fait majeur. Quand les
> représentations des acteurs commencent à se transformer de nouvelles
> réalités deviennent possibles.
> Mais, cette crise va rester contenue non par la force des éléments
> pro-système mais en raison de la faiblesse stratégique présente des
> forces de contestation. Que cette situation change et le rythme de la
> crise et de notre histoire politique et sociale s'accélèrera de manière
> décisive.
>
> --
>
> Jacques SAPIR
> Directeur d'Études (économie) à l'EHESS / Professor (economics) at
> EHESS-Paris