Texte posté par Nathalie Bianco (qui vient par ailleurs de publier un premier livre) aujourd'hui.
A déguster.
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Je ne sais pas pourquoi, depuis hier je n’arrête pas de penser à tonton Gilbert et à Roxy.
Roxy, c’était le lapin des cousins. Une jolie bestiole beige et blanche, aux longues oreilles, au museau frémissant et au regard intelligent. C’était notre mascotte et on se disputait le droit de le prendre dans nos bras et de le cajoler. Bien que peu joueur, l’animal était d’un naturel doux et accommodant et s’il s’est toujours refusé à renvoyer les balles en mousse qu’on lui lançait, il semblait heureux de se lover dans les bras d’un gamin.
Pendant des années, il a recueilli dans ses grandes oreilles toutes nos confidences et a dû consoler bien des peines, en agitant ses moustaches. Un jour Roxy est mort. Un problème au cœur, a dit le vétérinaire. On ne s’y attendait pas : La veille encore, il gambadait gaiement dans le jardin des cousins. Ce fut un drame. Les enfants que nous étions ont voulu l’enterrer. Un adulte nous a aidé, on a fait une petite cérémonie et je me rappelle avoir posé des pâquerettes sur la terre fraichement retournée. Ensuite, on s’est assis en tailleur par terre et on est resté là, à se souvenir de Roxy et de ses grandes oreilles compatissantes.
C’est ici qu’entre en scène tonton Gilbert. Comme souvent le dimanche, il était venu déjeuner avec Françoise, sa femme. Il venait surtout pour faire le malin, nous montrer sa nouvelle grosse voiture flambant neuve, nous parler de son magasin, de ses affaires qui se portaient bien – il avait dû encore embaucher trois employés-.
Le jour où on a enterré Roxie, il est venu dans le jardin. Il a pris chacun de nous dans ses bras et nous a serré fort, nous a caressé les cheveux. C’était étrange, ces démonstrations d’affection intempestives, on n’osait pas se dégager, mais ce n’était pas très agréable de se faire ainsi étreindre par quelqu’un qui nous ignorait le reste du temps. On se sentait un peu gêné et mal à l’aise, mais on n’osait rien dire parce que Gilbert, c'était quelqu'un d'important dans la famille. Alors certains d’entre nous baissaient la tête, d’autres fixaient un point droit devant eux.
Ensuite, tonton Gilbert, avait enlevé sa veste, s’était assis par terre à nos côtés et avait tenu à nous faire un long discours... Que nous étions encore des enfants, que c’était normal de s’attacher à un animal mais que nous avions toute la vie devant nous, que lui quand il était petit, il avait un chien et qu’aujourd’hui encore, il ne pouvait pas croiser un caniche sans avoir le cœur serré mais que depuis, il s’était bien rattrapé, même que Thor, son beau chien de maintenant, c’était un chien de race très rare et très cher et que nous aussi, si on travaillait bien à l’école, on pourrait s’en acheter un comme ça plus tard et que, même si ça ne faisait jamais oublier son premier animal de compagnie, c’était bien quand même et que la prochaine fois, il emmènerait Thor dans sa belle voiture et on pourrait le caresser si on voulait.
Je ne pense pas qu’à l’époque nous ayons perçu toute l’indélicatesse subtile d’un adulte qui profite d’un instant de désarroi pour se mettre en scène, l’intervention déplacée d’un petit boutiquier narcissique qui récupère un moment intime pour faire une opération de communication et se faire mousser.
Nous avons juste pensé « il est gentil, mais il est lourd, tonton Gilbert, vivement qu’il nous laisse entre nous ».
Nous nous sommes surement dit qu’il devait avoir tellement d’autres choses importantes à faire.
Voila.
Je ne sais pas pourquoi je pense à ça en ce moment"