SOUS LE TAPIEJamel Attal - dimanche 22 janvier 2006Faut-il s'étonner que la boue soit remuée quand elle n'a jamais été vraiment nettoyée? Les narines du football français n'ont pas fini d'être importunées par les remugles de l'ère Tapie... On pourra gloser sur les motivations qui ont poussé Jean-Jacques Eydelie, "petit télégraphiste puis lampiste" de l'affaire VA-OM selon le mot de L'Équipe magazine, à se confier à l'hebdomadaire pour décrire sans beaucoup de ménagement l'âge d'or de l'OM version Tapie. Certains verront dans ces aveux bien tardifs le fait d'une promotion opportunisme, à quelques semaines de la parution d'un livre de "confessions", profitant d'un parfum de scandale pourtant flétri. D'autres trouveront légitime ce sursaut de la part d'une victime de l'affaire, aujourd'hui rmiste obligé de loger en été dans un camping, qui regarde Bernard Tapie faire le beau au théâtre et sur les ondes. D'autres encore laisseront s'exprimer la classique paranoïa du supporter, ou bien sa vindicte, tout aussi ordinaire. Beaucoup, enfin, douteront de la crédibilité de ce témoignage dont les motivations (et celles de ceux qui le publient) sont inévitablement sujettes à caution.
Dans un sens ou dans l'autre, on passerait à côté de l'essentiel, qui touche justement aux raisons pour lesquelles cette affaire n'en finit pas d'empoisonner le football français, bien plus en cause dans son ensemble qu'un club particulier...
Une histoire racontée par ses cocusL'affaire VA-OM avait en effet crevé un abcès, mais en ayant l'avantage paradoxal, pour ses principaux protagonistes, de limiter le "procès" (au sens large) à ce seul abcès... L'instruction puis les condamnations pénales ont suffi à établir des certitudes pour les faits concernés, et à mettre fin à l'empire de Tapie sur "son" club. Sans pour autant lever des doutes élargis, portés par un faisceau de soupçons (voir Un règne mouvementé), tant sous l'angle du dopage que sous celui de la corruption...
Le drame pour l'OM est que la période Tapie s'est achevée sur des faits de corruption de joueurs, et pas "seulement" sur des malversations financières, comme les ères Rocher et Bez. La banqueroute aurait inévitablement rattrapé le club, tôt ou tard – la cavalerie étant devenue un mode de gestion normal chez l'homme d'affaires –, et les autres dérives seraient très probablement restées occultées. Mais en faisant des victimes individuelles, dont Jean-Jacques Eydelie, l'histoire s'expose a être racontée par ses cocus. Inversement, quels anciens Stéphanois ou Bordelais auraient le moindre intérêt au déballage? Des joueurs marseillais de l'époque, ce ne sont évidemment pas les glorieux offusqués d'aujourd'hui (Di Meco, Desailly, Sauzée...) qui livreraient "gratuitement" des révélations ou confirmeraient celles des autres, quand eux-mêmes n'ont pas eu à endosser la moindre part de responsabilité. Certes, on leur doit la présomption d'innocence, mais l'innocence semble si peu probable quand elle se barde de tant d'hypocrisie... Quoi qu'il en soit, chacun touche les dividendes qu'il peut, et Eydelie ne peut capitaliser que sur sa propre disgrâce.
Tout le monde sait, mais qui savait?Il y a une certaine logique à ce que la période Tapie continue d'être traitée sur le mode du déballage rétrospectif, le témoignage de Jean-Jacques Eydelie n'étant pas le premier, et ne sera peut-être pas le dernier. Celui-ci n'apporte d'ailleurs pas beaucoup d'informations nouvelles, si ce n'est dans l'accusation que les démarches envers l'USVA, comme la plupart des autres approches de même nature ainsi que les présumés faits de dopage, étaient parfaitement connus de l'effectif. Mais Eydelie met justement le doigt sur un des pans que l'affaire avait opportunément laissé voilés : la mise en scène spectaculaire du feuilleton de l'été 93 et du procès de 95 avait en effet conservé une certaine pudeur en se gardant bien d'impliquer les "témoins".
Prenant le contre-pied, le témoignage publié samedi mêle dopage, corruption et "empoisonnement" des adversaires, décrit un système global endossé par des joueurs qui ne pouvaient l'ignorer et surtout, ne distingue plus la corruption de Valenciennes de tout ce qui a précédé. "Tous les joueurs de l'OM savaient. La plupart ont participé à des arrangements. En la fermant, j'ai respecté leur carrière (…) Pendant douze ans, j'ai tenu ma langue. Malgré les faits, les accusations, j'ai menti au juge et à la police. Je n'ai pas 'donné' Bernard Tapie ni qui que ce soit d'autre". L'entretien de Jean-Jacques Eydelie à L'Équipe magazine met principalement le doigt sur ce non-dit, même si Jean-Pierre Bernès avait déjà déclaré, à l'ouverture du procès en mars 1995, que "Tous les joueurs savaient que le match était arrangé, demandez à Desailly ou Deschamps".
Mauvaise conscienceL'éventuel verdict d'une omerta généralisée, à Marseille et bien au-delà, permettrait aujourd'hui de mieux mesurer à quel point la révélation des dérives de Tapie n'a finalement tenu qu'au geste d'un seul homme, Jacques Glassman, avec pour principale conséquence pour lui d'avoir été vilipendé comme le traître. Est-ce ainsi qu'Eydelie, autre victime collatérale, sera désormais considéré maintenant qu'il a choisi de ne plus s'en tenir, comme à l'époque de l'instruction, à des aveux partiels qui eurent pour effet de protéger ses coéquipiers et (vainement) ses dirigeants? L'opprobre était circonscrite, pour ainsi dire, à des individus et des faits en nombre limité. Ceux qui avaient intérêt à voir Tapie débarrasser le plancher ont vu avec plaisir se réaliser leur vœu (en dépit des protections politiques du ministre de François Mitterrand, et de ses soutiens médiatiques – 1), sans devoir jeter le bébé avec l'eau du bain. Le football français s'en sortait, la tête basse, mais il s'en sortait. La valeur de symbole du titre européen de 1993 a favorisé la prescription tacite des faits, et l'inconscient hexagonal schizophrénique doit réussir l'exploit de distinguer deux événement distants de quelques jours, l'un porteur de honte, l'autre de gloire...
En réaction à ces nouveaux remous, une attitude s'impose donc sans surprise chez la plupart des acteurs du milieu, consistant à regretter cette réouverture de la boîte de Pandore et les effluves qui s'en échappent. Mais si la fosse septique continue d'empuantir, c'est bien parce qu'elle n'a jamais été purgée. Bien au-delà de Tapie et de l'OM de son mandat, c'est tout le football français qui a trempé dans ces eaux troubles. Pour chaque corrupteur, il faut bien un corrompu, et il est également difficile de croire que les Marseillais auraient été les seuls à s'adonner à un éventuel dopage. Devant une telle résistance, comment être persuadé que les choses ont vraiment changé? Lorsque l'ancien juge Éric Halphen, membre de la Commission d'éthique de la Ligue, affirme qu'il est persuadé que des rencontres continuent d'être arrangées, il est l'objet de mesures de censure et de la réprobation générale...
Tapie n'a pas changéQuant à Tapie, sa réaction est sans surprise. Comme en 1993 (probablement l'année durant laquelle il aura le plus menti, jusqu'à la subornation de témoin - 2), il invoque la théorie du complot en parlant de "coup monté", "parce [qu'il revient] sur la scène publique". En bon égocentrique, il rapporte tout à lui-même, déclarant même que quand il était "dans le trou, on ne [l]'emmerdait pas". C'est faux, car il disait alors qu'on ne cherchait qu'à tirer sur une bête blessée. D'ailleurs, durant sa traversée du désert, c'est lui-même qui faisait le malin avec des anecdotes croustillantes, comme dans l'émission d'Ardisson sur Paris Première, racontant les prostituées qu'il lâchait dans les couloirs des hôtels (voir Cdf n°6)...
Sa mauvaise foi va assez loin, puisqu'il affirme catégoriquement que "de toute façon, dans le foot, le cyclisme ou n'importe quel autre sport, le dopage collectif est impossible". Nanard n'a retenu de l'affaire Festina et du procès de la Juventus que ce qu'il a voulu, et il se réfugie d'ailleurs derrière un argument que ni Richard Virenque ni Lance Armstrong ne réfuterait, en arguant que les contrôles antidopage de l'époque s'étaient révélés négatifs. Il annonce aussi une plainte pour diffamation dont on verra si elle a un lendemain.
À propos des variantes du palmarès marseillais (le club continuant à se créditer du titre de 1993, les instances ne présentant pas le même décompte), nous écrivions dans le n°22 des Cahiers que "c'est tout le football français, et pas seulement l'OM, qui porte la croix de 93 et qui souffre de refoulement". Aujourd'hui, pas grand monde n'a envie de connaître toute la vérité, préférant les vertus de l'amnistie à l'amertume des investigations rétrospectives. L'avenir dira si cette attitude s'avère finalement plus raisonnable et plus constructive, ou si, par la faute d'une histoire bien mal digérée, elle nous exposera à l'éternel retour du refoulé tout en laissant de nouveaux boulevards aux démagogues d'hier.
(1)
Pour l'anecdote, rappelons que Tapie a eu tribune ouverte sur TF1 durant tout l'été 93. Il faut dire que le 1er juin de cette année-là, il annonçait que la chaîne entrait dans le capital de l'OM.(2)
Remarquons qu'Eydelie rapporte les propos de Bernard Tapie avant le déplacement à Valenciennes : "Tapie ne parlait que de Saint-Étienne, comment les Verts s'étaient fait fracasser à Nîmes quelques jours avant la finale de Glasgow". On se souvient que Tapie, au cours d'une instruction très médiatique, n'avait cessé de répéter qu'il n'y avait pas la moindre raison d'acheter un match contre l'un des derniers du championnat de France.