Posté 12 mai 2019 - 12:47
En 1993, Peugeot n'allait pas bien et pourtant le FCSM n'a pas été abandonné...
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Brouillard sur Peugeot-ville
Par Haget Henri 14/10/1993
1 400 licenciements sur place et 1 milliard de pertes annoncés dans le groupe. Quand le Lion va mal, Sochaux panse ses plaies. Portrait d'une capitale de l'automobile frappée par la crise. Et menacée de perdre son âme.
C'est un stade de football comme on n'en voit plus guère que dans le nord de l'Angleterre: bâti au carré, accoudé aux usines, cerné par les voies ferrées. Fief du FC Sochaux-Montbéliard, le stade Bonal résume, à lui seul, l'histoire d'une région arrimée à son destin industriel. Ici, pas de feu d'artifice au coup de sifflet final, pas de hard rock à la mi-temps. Pas d'artiste brésilien sur le terrain ni de casseurs dans les tribunes. Mais une armée de braves supporters descendus des cités ouvrières en anorak et bonnet de laine à pompons jaune et bleu. Depuis la nuit des temps, les footballeurs sochaliens portent les couleurs de Peugeot et le surnom de «lionceaux». La griffe maison se reconnaît à un style de jeu fait de dépouillement et de sérieux. Bon an mal an, le club fournit aux seigneurs de la division 1 son contingent de jeunes pros durs au mal et obstinés. A l'ombre de la forteresse Peugeot, le football n'échappe pas à la culture locale: c'est, avant tout, une affaire d'abnégation.
Et de l'abnégation, il en faut, ces temps-ci, à Sochaux. En dix ans, l'usine Peugeot a perdu plus de la moitié de ses effectifs, pour passer sous la barre des 20 000 employés. La faute à la crise, bien sûr, à quelques jolis fiascos commerciaux, à la robotisation et aux inévitables restructurations. L'omnipotence de Peugeot en son bastion a fait le reste. Si trois salariés sur quatre du pays de Montbéliard (130 000 habitants) travaillent encore pour le constructeur ou l'une de ses filiales, le taux de chômage dépasse les 11% et culmine à 31% chez les moins de 25 ans. Les plans sociaux n'en finissent pas de se succéder: le dernier pas encore achevé, voilà que 1 400 nouvelles suppressions d'emplois viennent d'être décrétées pour 1994. Et l'annonce par PSA de plus de 1 milliard de francs de pertes pour les six premiers mois de l'année n'est pas faite pour réchauffer l'ambiance. Résignée, Peugeot-ville encaisse. De plus en plus mal.
C'est que, dans les parages, l'entreprise ressemble moins à un lion qu'à un ogre. Au premier coup d'oeil, dès la sortie de l'autoroute, on ne voit qu'elle: l'usine. Tentaculaire. Annexant un tronçon de la nationale 463, qui traversait son site, provoquant la dérivation d'une rivière - l'Allan - afin de grignoter quelques parcelles supplémentaires. Une ville dans la ville, avec ses ateliers en enfilade, ses parkings, ses carrefours, ses feux de signalisation et ses avenues numérotées. Berceau historique de la firme depuis qu'en 1912 les fils d'Etienne Peugeot, vieille dynastie protestante, y acquirent 250 hectares de plaine inondable, Sochaux a très vite appris à vivre au rythme de la «Peuge», comme on dit ici. Et, longtemps, la population remercia le ciel d'une telle providence. Epoque bénie où la 203, la 403, la 404 tenaient le haut du pavé et où, en ville, le mètre carré de boutique rapportait plus qu'à Paris. L'usine embauchait, alors, à tour de bras. «Gamin, comme les autres, j'ai entendu le même refrain, raconte Louis Souvet, sénateur maire de Montbéliard et ex-cadre de la grande maison. Mes parents ne s'inquiétaient pas plus que ça de mes bulletins de notes: ?Tu ne veux pas travailler à l'école? Bah! tu feras bien comme ton père, tu finiras chef d'équipe chez Peugeot.? Fallait voir ça, en gare de Montbéliard: on acheminait des trains entiers de Turcs et de Yougoslaves. Pour les papiers, on régularisait après.»
Aujourd'hui, les Turcs et les Yougoslaves sont repartis. Et les enfants des anciens de la Peuge ne pointent plus qu'aux Assedic. En six ans, le district a perdu 13 000 habitants. Dans le carré piéton du centre-ville, une soixantaine de magasins sont désormais à vendre. «Tout le monde se serre la ceinture, note Jean-Pierre Duclos, patron de La Belle Jardinière et président de l'union de commerçants. Les gens s'arrêtent encore devant les vitrines, mais ils n'entrent plus qu'en cas de nécessité absolue.» Le maire a beau ravaler les façades à qui mieux mieux - «Regardez ces maisons: elles étaient ensevelies sous la crasse; aujourd'hui, on croirait des monuments florentins!» - un méchant sobriquet s'accroche à sa cité: la ville aux 52 Toussaint. Cette année, une élève de Valentigney, dans la banlieue sochalienne, a décroché le premier prix au concours général de philosophie. Un rayon de soleil? «Le temps qu'on essaie de la contacter, se lamente un élu, elle avait déjà filé sur Dijon.» La poisse, on vous dit.
LA COULEUR, C'EST LE GRIS
Jacques Livchine, ancien directeur du théâtre de l'Unité, se rappelle encore son arrivée à Montbéliard, voilà trois ans. Sa surprise devant les files ininterrompues de 106, 205, 306 et autres dans les rues du centre-ville. Le spectacle de ces employés de chez Peugeot qui conservent les protections en plastique sur les sièges de leur voiture neuve afin de mieux la revendre au bout de six mois. Mais le créateur du Centre d'art et de plaisanteries de Montbéliard se souvient surtout d'avoir créé l'événement, malgré lui, en se promenant tranquillement, à deux pas de la gare. «Les gens me dévisageaient, ils se retournaient sur mon passage. J'ai mis longtemps avant de comprendre.» Ce jour-là, Jacques Livchine étrennait une superbe veste verte. Or personne, ici, n'aurait l'idée de s'habiller en vert. La couleur, pour les vêtements comme pour le reste, c'est le gris. «Nous sommes dans le pays des trois P, ajoute Livchine: Peugeot, Protestantisme et Puritanisme. Pour les deux premiers, on n'y peut rien. Mais le puritanisme, j'ai décidé de le changer.» Déjà, le Centre d'art et de plaisanteries s'est fondu dans le décor. Et l'exposition «Quand les machines rient», sorte de concours Lépine farfelu, n'offusque plus guère, dans cette région où l'outil mécanique restait jusque-là synonyme de sueur et de productivité. Une belle revanche pour Livchine et sa troupe, lorsqu'on sait le tollé provoqué par l'inauguration de son centre en 1990: «Comment, monsieur, osez-vous parler de plaisanteries, alors qu'ici les ouvriers se lèvent, chaque matin, à 4 h 30 pour prendre le bus?»
La Peuge et les réveils du petit matin, Maurice Lambelin n'a connu que ça. Pendant quarante-huit ans. Comme son père. Comme ses 13 frères et soeurs. Comme tout le monde à l'époque. Commissionnaire, carrossier, mécanicien, essayeur, il a tout fait chez Peugeot. Il y a même passé son certificat d'études. La cicatrice qui lui barre le front? Un essai de 404 qui a mal tourné. Douze jours de coma à la clef. «Tout ça, aujourd'hui, c'est foutu!» lâche-t-il, incrédule. Lui, à 67 ans, a tiré un trait. Il a beaucoup donné. Et Peugeot le lui a bien rendu. Il se fend de son plus beau sourire. «Vous voyez, toutes mes dents sont refaites: 40 francs en haut et en bas! Ma paire de lunettes: 30 francs. Qui dit mieux? C'est trop facile de critiquer Peugeot...» Vestiges d'une époque où, à Sochaux, le Lion se conjuguait sur tous les modes. On travaillait Peugeot, on se logeait Peugeot, on se soignait Peugeot et même on se nourrissait Peugeot. A présent, les hôtels pour célibataires alignés sur les flancs de l'usine ont fermé. Les cités ouvrières ont été murées, d'autres, dynamitées. Les magasins d'alimentation du constructeur - les «Ravis» (pour ravitaillement) - ont été cédés à une marque de grande distribution. Désormais, à Sochaux, on chôme Peugeot.
Dans la région, pourtant, le poids du passé et la réputation de bienfaiteurs de la famille ont la peau dure. La tête de Turc, c'est Jacques Calvet, le président de PSA. On l'accuse de snober le sanctuaire de la firme, de ne confier à Sochaux que la fabrication de queues de série, de n'avoir injecté 8 milliards de francs dans la modernisation de l'usine que pour mieux en réduire les effectifs à 13 000 salariés, d'ici à 1995. Ainsi, de tout temps, le Lion a-t-il inspiré un mélange de crainte et d'attachement à ses sujets. «A la fin de la guerre, rappelle Loris Dall'o, délégué CGT de Peugeot-Sochaux, les ouvriers ont accepté de travailler deux mois sans être payés pour sortir les premières 203. La nuit, ils dormaient dans les ateliers. A l'inverse, les conflits sont sanglants. Les deux morts de Mai 68, c'était à Sochaux.»
La semaine dernière, une poignée de militants s'activaient fébrilement dans le local CGT adossé à l'usine. Ultimes préparatifs pour la venue à Sochaux de Jacques Calvet et de Gérard Longuet, le 12 octobre. Pour la première fois, ceux de FO et de la CGT avaient prévu de manifester au coude à coude dans les rues de la ville. «Un déclic s'est produit, assure Loris Dall'o. D'habitude, lorsque nous prenons la parole dans les ateliers, les types continuent à bouffer. Là, ils nous ont applaudi.» Des tracts s'empilent sur son bureau. Il y est question du comité d'entreprise et de places de cinéma à tarif réduit. «Ils ne nous proposent que des films américains, dit-il. On s'en fout. Nous, ce qu'on a envie de voir, c'est ?Germinal?...»
"Baisser les bras dans une compétition sous prétexte qu'on ne peut terminer premier est incompatible avec l'esprit du sport."
Eric Tabarly