Le Monde.fr | 06.12.2013 à 08h35 • Mis à jour le 09.12.2013 à 10h37 | Par Louis Imbert
Toute la semaine, Le Monde.fr retrace une partie du « Tour de France des oubliés » de Marine Le Pen. La présidente du Front national sillonne, depuis un an, des zones rurales très isolées ou proches de grandes villes, dans lesquelles son parti obtient des résultats en forte hausse à chaque élection et espère faire une percée aux municipales en mars. Après la Charente et la Seine-et-Marne, aujourd'hui, le Doubs.
Au bar-restaurant « Chez Santini » de Fesches-le-Châtel (Doubs), le football est une affaire importante. L'établissement, une maison de ville crépie à l'enseigne rouge vif, à la porte barrée d'un épais rideau de lierre, appartient à Michelle, sœur de Jacques Santini, ancien joueur de l'AS Saint-Etienne et ex-sélectionneur de l'équipe de France (2002-2004).
C'est le quartier général de l'équipe amateur locale, l'Union sportive Fesches-le-Châtel. Cornaquée par la famille Santini, l'US a dominé pendant cinquante ans le football départemental, entre Montbéliard, Besançon et la Suisse, au pays des usines Peugeot.
Cette belle histoire, Jean-Marie Prati, 69 ans, premier vice-président du club et ancien milieu de terrain (« numéro 6 »), la raconte comme à regret. Il s'est assis sous la télévision et loin du courant d'air. Il a égrené les dates de chaque victoire en championnat de division d'honneur depuis 1953 (il y en eut huit, un record) comme on lirait une liste de noms sans mémoire inscrits au tronc d'un monument aux morts. Puis il s'est raclé la gorge, il a cherché ses mots.
Depuis la mort de Jean Santini, en 2007, le club vit un lent et désespérant désamour. Celui d'une ville rurale de 2 300 habitants, peuplée d'ouvriers vieillissants, qui ne se reconnaît plus dans une équipe de jeunes banlieusards majoritairement d'origine maghrébine. M. Prati, ancien VRP humaniste et rigoureux, directeur de l'antenne des Restos du cœur à Montbéliard, tâtonne. Il n'aimerait pas prêter le flanc aux accusations de racisme. Et pourtant.
La crise de l'US Fesches-le-Châtel s'est ouverte en 2009. L'équipe, qui évolue alors en Ligue régionale 2, lutte contre la relégation. Un nouvel entraîneur est engagé. Il attire de jeunes talents de Bethoncourt, de Grand-Charmont, des banlieues de Montbéliard, de Belfort, pour la plupart d'origine maghrébine.
L'équipe est indisciplinée mais brillante. « Le problème, ce n'était pas les joueurs », dit M. Prati, mais les nouveaux supporteurs venus des mêmes banlieues. « Ils refusaient de payer l'entrée. J'ai failli me faire foutre à l'eau » en essayant d'imposer l'écot, dit-il. Gérard Crucet, 63 ans, deuxième entraîneur à l'époque, parle d'insultes lancées aux arbitres, entre spectateurs, « et même contre leurs potes sur le terrain quand ils prenaient un but ».
Les habitants de Fesches cessent d'assister aux matchs. Ils n'achètent plus le calendrier de fin d'année. Le maire, Charles Demouge (UMP), résume ainsi le sentiment de ses administrés : « Ils disent qu'ils sont tous “gris” », entendez, encore une fois, d'origine maghrébine.
Jean-Mari Prati, premier vice-président de l'US Fesches-le-Châtel.
En novembre 2010, Fesches se hisse jusqu'au septième tour de la Coupe de France. L'équipe s'inclinera dans les Hautes-Alpes face à Chambéry (9-0). C'est une performance honorable, sa meilleure depuis deux décennies. Cette année-là, Chambéry ira en huitièmes de finale, battant de grands clubs : Monaco puis Sochaux. Mais ce résultat indiffère la ville. L'entraîneur est remercié en janvier.
Alors, c'est la « descente aux enfers », dit Gérard Crucet. Les joueurs de talent partent. Un nouveau groupe se reconstitue avec des membres des équipes B et C. Ils sont tout aussi banlieusards que les premiers, mais footballeurs du dimanche, sans grand niveau ni motivation, parfois sans matériel.
Sur le terrain désormais envahi par les taupes – on peine à ratisser leurs talus le samedi matin – les joueurs sont « réglo », dit Gérard Crucet. Mais il a l'impression « de faire du social plutôt que du football ». En deux ans, le club dégringole de deux catégories, en première division de district. « On était devenus un club de quartier », résume Lotfi Benchaoucha, ex-entraîneur de l'équipe B.
Gérard Crucet ne comprend pas que quatre ou cinq de ses ouailles, musulmans pratiquants, veuillent prier quelques minutes, une heure avant l'entraînement, et déroulent des tapis de prière dans les vestiaires. Il en a vu deux autres, un jour, fumer avant l'entraînement, « et ça n'était pas du tabac », dit-il. Aucun ne reste pour la troisième mi-temps. Cela fut noté avec gravité Chez Santini.
« Mais c'est quoi la troisième mi-temps ? » demande Lotfi Benchaoucha, 43 ans, ex-entraîneur de l'équipe B. « Nous, on ne buvait pas de bière. Pourquoi ils ne payaient pas un resto avant le match ? A 17 heures, les joueurs sont cassés, ils veulent regarder les matchs sur Canal +, ils n'ont rien à faire au bar. »
L'équipe et ses nouveaux supporteurs se sont-ils braqués face à la froideur des gens de Fesches et des dirigeants du club ? « Bien sûr, les jeunes ont subi des attaques racistes, dit Gérard Crucet. Pas tant que ça en ville, mais quand on est allé jouer en Haute-Saône, on m'a dit : “Tiens, tu es venu avec ton équipe de bougnoules. Ici on vote FN, on va pas finir le match.” Et c'est vrai qu'on ne l'a pas fini. Il y a eu une bagarre. »
Jean-Marie Prati, lui, se souvient que le club a toujours compté dans ses rangs « une minorité » d'immigrés : des ouvriers venus d'Italie, de Pologne, mais pas de Maghrébins. Il estime que les nouveaux joueurs sont arrivés trop « brutalement ». Gérard Crucet se souvient avec douleur du jour où il n'y a plus eu « qu'un seul Blanc » dans l'équipe : le gardien.
Lotfi Benchaoucha, lui, préfère ne pas parler de racisme, « il n'y en a pas plus à Fesches que partout ailleurs, on sait le gérer ». Il voit dans ce conflit une question de génération : « Ce sont des anciens. Les supporteurs arrivent sur leur terrain, ils fichent le bordel... C'est un chamboulement pour eux. » Quant à la rupture entre les joueurs et les cadres du club, il y lit une évolution du football amateur, que les dirigeants n'ont pas vue venir. « Les jeunes n'allaient pas se lever à 6 heures du matin pour courir dans les bois, aller travailler et revenir taper dans le ballon la nuit. C'est une autre époque. Ce qui les intéressait, c'était les matchs le dimanche. Il fallait les motiver pour qu'ils viennent à l'entraînement, faire varier les exercices, créer une ambiance. »
Cette année, le club a fusionné avec son voisin de Méziré, plus petit mais doté d'une pelouse synthétique et d'un bon système d'éclairage pour la nuit. Une trentaine d'éléments perturbateurs ont été évincés. Le calme semble revenu. Mais personne n'envisage encore que le club de Méziré-Fesches se refasse un nom dans le football local.